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Note de lecture sur Jacques Rancière, « Le temps du paysage »

Jacques Rancière, Le Temps du paysage, La Fabrique, 2020

Note de lecture

« « Le Temps du paysage » selon Jacques Rancière : Kant plus moderne que Hegel ? »

Les essais de Jacques Rancière se signalent, parmi bien d’autres qualités, par un sens aigu du titre troublant, lié à l’approche historique de notions théoriques ou critiques. Après Politique de la littérature (2007) et Aesthesis. Scènes du régime esthétique de l’art (2011), le point de bascule choisi pour appréhender les mutations culturelles et linguistiques reste dans Le temps du paysage (2020) l’événement politique de la Révolution française, « entendue non comme succession de bouleversements institutionnels […] mais comme révolution dans l’idée même de ce qui assemble une communauté humaine ». Si le mot « paysage », qui appartient depuis le 16ème siècle au lexique de la peinture, n’est pas, deux siècles plus tard, un mot neuf, comme « littérature » ou « esthétique », il connait à peu près au même moment une mutation de sens que le présent essai relie à deux autres termes : « l’art des jardins » et la « nature ».
Pour asseoir sa démonstration, Rancière remonte à Kant et à un passage mal aperçu de la Critique de la Faculté de Juger (1790) qui traite l’art des jardins en sous-ensemble de la peinture. Kant synthétise divers travaux européens et notamment ceux de l’anglais Whately qui a classé vingt ans plus tôt l’art des jardins dans les arts libéraux, que l’on nomme aussi depuis le siècle précédent les beaux-arts parce que, contrairement aux arts mécaniques, ils ne visent que le beau et non le principe d’utilité. Selon Kant, la peinture, « seconde espèce des arts figuratifs, […] présente l’apparence sensible esthétiquement liée avec des Idées ». Elle est une « belle reproduction de la nature » ; l’art des jardins est « un bel arrangement de ses produits ». De la reproduction à l’arrangement, l’intervention humaine semble moindre, même si elle ne disparaît pas. Le « paysage », hérite de cette dualité : paysage peint, il peut aussi être vu dans un site quelconque comme nature plus ou moins arrangée par l’homme. Soumis au jugement esthétique d’autrui en vertu de son apparence sensible, il suscite encore « le jeu de l’imagination dans la contemplation des formes ».
Dans ce jeu, le politique a sa part, déterminant les préférences des uns et des autres. Si le « jardin à la française » continue à s’opposer au « jardin à l’anglaise », supposé plus proche de l’irrégularité naturelle, c’est que l’arrangement de l’un est un peu plus manifeste que celui de l’autre. Cela permet à Burke, qui regrette l’ordonnancement monarchique de Versailles et déplore le nivellement du paysage postrévolutionaire, d’affirmer la prééminence de la monarchie libérale britannique, quand le poète Wordsworth fait l’éloge du paysage démocratique. Il n’empêche : la clôture séparant la propriété privée des anciennes terres communes donne aussi à comprendre dans le paysage anglais et certaines de ses représentations l’avènement de la société bourgeoise.
L’élargissement du champ de l’esthétique au paysage, amène Rancière à repenser l’art et à envisager, dans le sillage de Kant et de Whately, un « art de la nature ». Si pour le Dictionnaire de l’Académie (1694), la nature, loin de toute idée de décor agreste, se réduisait au « principe interne des opérations de chaque être », elle prend des connotations plus vertes au siècle suivant et devient « une « puissance » émanant des « charmes d’une campagne ». La doctrine de l’imitation présupposait une nature régie par des lois immuables que l’artiste représenterait. La conception nouvelle en fait un acteur producteur de scènes : « la nature devient elle-même artiste ». Elle hérite de la part de « liberté » propre à cette dynamique créatrice.
La saisie esthétique de l’art des jardins et du paysage aboutit à un « brouillage de la frontière entre art et nature » dont les effets retentissent encore aujourd’hui. L’épilogue de l’essai évoque la divergence entre Kant et Hegel, mettant en évidence chez le second une forme de régression qui rend sa réflexion esthétique moins bien accordée aux évolutions de l’art jusqu’à nos jours : « En 1790 Kant introduisait l’art des jardins comme division de la peinture dans la classification des beaux-arts. Quarante ans plus tard Hegel le pousse vers la sortie en en faisant un simple complément de l’architecture. » L’architecture, « art de la finalité objective » relève de la technique ; la liberté du sujet n’y a pas sa part, pas plus que dans la formation du paysage, selon la logique hégélienne.
Que l’impressionnant édifice de l’Esthétique, avec ses phases successives, puisse être gouverné en dernier ressort par l’esprit humain permet à son concepteur d’embrasser son histoire en articulant des catégories conceptuelles. Mais si l’art, comme la nature, est aussi liberté, il en va différemment. L’épilogue évoque encore la divergence entre les deux philosophes sur le Sublime, cette catégorie attribuée dans l’Antiquité à Longin et remise au premier plan par Boileau. Le Sublime chez Kant correspond à ce qui, dans la nature, dépasse l’esprit. Chez Hegel, il est une « catégorie de l’art », donc de l’esprit. Radicalisant sa lecture de Hegel, Breton fera du point Sublime, l’horizon d’une écriture poétique abolissant la frontière entre l’objectif et le subjectif pour atteindre un absolu de connaissance.
Arracher l’art à la tutelle sans partage de l’esprit ne suffit pas. Il faut encore entendre l’interaction à l’oeuvre dans la relation esthétique. Si « la peinture est d’abord un art ou une science du regard », cela signifie en effet, potentiellement, le dédoublement du regard entre le concepteur du paysage, peint ou arrangé, et autrui, impliqué dans la ressaisie esthétique. Dans ce mouvement continu de réappropriation, « l’imagination ne va plus de l’idée à la forme qui la réalise », précise Jacques Rancière. « Elle va de l’effet éprouvé vers son idée encore indéterminée. N’est-ce pas ce renversement que Kant enregistre en élaborant la notion d’une finalité sans fin ? »
Que l’art donne accès à de l’« idée encore indéterminée » nous fait penser à un essai plus ancien, L’Inconscient esthétique (2001), dans lequel Rancière distingue l’inconscient freudien, à l’origine d’un non-sens apparent, susceptible d’être traité en symptôme d’une histoire, autrement dit d’être interprété, et l’inconscient esthétique qui correspond à « la voix anonyme de la vie inconsciente et insensée ». Tous les freudiens ne s’accordent pas sur cette possibilité d’un décodage complet de l’inconscient. Le principe convient mieux à la théorie des névroses qu’à celles des psychoses, lesquelles renvoient le candidat interprète à la complexité des sociétés contemporaines. Green et Lacan divergent sur l’idée d’un inconscient convertible en mots. Si la parole de l’analyste était capable d’une telle performance, cela réduirait la « troisième blessure narcissique » (après Copernic et Darwin) décrite par Freud dans Une difficulté de la psychanalyse (1917), laissant le mot ultime de la compréhension de l’humain à d’autres humains. Mais à côté de l’inconscient freudien essentiellement accordé au rôle moteur de la sexualité dans les pratiques humaines, l’art du vingtième siècle et jusqu’à nos jours a progressivement fait émerger l’idée d’un inconscient corporel et matériel également à l’oeuvre dans l’art et spécialement dans la peinture et les arts plastiques. Les productions de l’expressionnisme pictural (de Pollock à Rauschenberg, pour le domaine américain, en passant par le français Dubuffet) en sont une des manifestations qui, sous l’emprise de la matière, bouleversent la reproduction mimétique du paysage agreste ou urbain au point de le rendre méconnaissable. C’est, pour le dire avec des mots à peine différents, cet inconscient-là que nous entendons dans l’inconscient esthétique. La question reste alors ouverte de savoir jusqu’où peut aller l’idée « encore indéterminée », promesse de connaissance inédite, dont parle Rancière, dans le sillage de Kant. Tel nous paraît être l’enjeu de l’esthétique dès lors qu’elle fait l’objet d’un échange verbal.
L’attention portée au « paysage » vient brouiller les lignes trop bien tracées entre nature et culture aboutissant de façon surprenante à « l’indistinction entre ce qui est de l’art et ce qui ne l’est pas ». Que Kant, le philosophe des concepts de la raison pure, puisse être placé à l’origine de cette idée, n’est pas ici le moindre paradoxe. Mais la modernité du criticisme kantien reste de marquer les limites de l’esprit tout puissant, qu’on les nomme noumène ou inconscient, diversement décliné. Reconnaître une « nature artiste » revient aussi à ne pas restreindre la force créatrice au bipède humain. Ceci nous remet en mémoire un beau livre de Roger Caillois, philosophe, sociologue, écrivain et grand collectionneur de pierres. Il tira de cette passion pour le monde minéral un essai, L’Ecriture des pierres (1970), qui met sous les yeux du lecteur regardeur quelques-unes des pièces les plus troublantes de sa collection ; on y discerne des formes, des simulacres d’écriture rappelant étrangement ce que montre une part de l’art moderne fasciné par le brouillage des codes. En un sens, même les pierres qui n’échappent pas à la dynamique de la nature semblent « écrire ». Passant de la forme subjective du génitif à la forme objective, comme le permet le titre de son essai, Caillois écrit simultanément à propos des pierres, pour mieux nous donner à penser. Ce franchissement de ligne, ce trouble fécond, nous les retrouvons à une autre échelle à la lecture du Temps du paysage.

Alain Trouvé

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