(Demi)-brève de lecture
Philippe Forest, Aragon, Biographies nrf Gallimard, 2015, 891pages.
Voici un livre salué dans la grande presse, chacun pouvant y trouver confirmation de ce qu’il croyait savoir, agrémenté de quelques détails remémorés ou entr’aperçus. Salué aussi et à juste titre, en dépit des quelques réserves d’usage, par la critique universitaire et les spécialistes soulignant la qualité et le sérieux de l’ouvrage. L’auteur s’appuie sur une très bonne connaissance des écrits d’Aragon dans leur globalité, sur ses travaux antérieurs, notamment la participation aux volumes Pléiade des oeuvres romanesques et poétiques, sur une consultation large des recherches existantes (plus de 70 thèses et des essais en nombre), sur une enquête tous azimuts parvenant à ajouter aux faits déjà connus quelques données résultant de l’investigation dans les archives de la police française.
La biographie d’Aragon proposée par Philippe Forest – c’en est une, conformément à la mention éditoriale – déjoue le piège de l’exercice en se démarquant des illusions qui font le succès commercial du genre. Le contrat de lecture de toute biographie est de produire un récit véridique, à valeur historique. Son objectif ultime, une science du sujet, s’avérant inatteignable – Sartre en fit à ses dépens l’expérience dans sa monumentale et inachevée-inachevable étude consacrée à Flaubert : L’Idiot de la famille – il s’agit ici de construire un récit constamment renvoyé à sa part d’inconnu et d’incertitude. On peut savoir gré à Forest – universitaire et romancier – de ne pas mélanger les genres et de ne pas se prendre pour son objet, en un mot d’éviter tout jeu avec ce mentir-vrai dont Aragon fit à partir de 1964 sa formule personnelle de la fiction romanesque. Pour raconter Aragon, quinze chapitres disposés selon un ordre chronologique ménagent avec souplesse des anticipations et des retours en arrière. Forest ne renonce pas à réfléchir au rapport entre l’homme et l’oeuvre, mais il ne rabat pas l’un ou l’une sur l’autre. C’est en universitaire, au meilleur sens du terme, dans un esprit de clarté accessible à tout public amateur de culture, qu’il associe connaissance et esprit critique, confronte l’oeuvre et ses contextes, notamment littéraires, situe la parole, établit des liens, interroge, juge (la neutralité du critique est une illusion) de façon parfois sévère ce qui relève de la période stalinienne, se corrige, nuance, surprend aussi dans sa façon de rectifier ou de compléter les images convenues de ceux qui ont entouré le poète, y compris de dirigeants communistes. Au passage se trouve revue et améliorée l’image d’Elsa Triolet dont est dressé un portrait plutôt sympathique, à défaut, peut-être, que soit aussi considérée son oeuvre, encore que.
Raconter Aragon, c’est affronter la profusion d’une vie dissociant et mêlant les domaines public et privé, transposant en écriture une expérience érotique et sentimentale hors norme oscillant entre une passion de quarante ans, objet de glorification et de tourment, et toutes les formes d’érotisme, du plus intense au plus éphémère. C’est prendre simultanément la mesure d’une oeuvre et d’une vie sociale couvrant près de trois quarts de siècle de l’histoire littéraire et de l’Histoire tout court : de Dada et du Surréalisme au Réalisme socialiste, progressivement converti en écriture du monde au miroir d’elle-même : Aragon est ici un acteur de premier plan ; il l’est également jusqu’à mettre en danger sa vie ou sa personne morale dans les deux Guerres Mondiales, la Résistance, la Guerre froide et le « dégel », traversant tout à sa manière, intense, plaçant très tôt la littérature au service de la Révolution, lui donnant, après 1930, la forme d’une adhésion maintenue contre vents et marées au PCF, faute impardonnable aux yeux de certains ou attitude que l’on s’efforce de comprendre, à défaut de l’approuver, dans le cas du présent livre. Si la distance critique manque un peu par un effet mécanique pour l’évocation des deux dernières décennies, ce n’est pas le cas pour tout ce qui précède. Philippe Forest aborde le trouble identitaire lié à la naissance illégitime d’Aragon, trouble si souvent glosé, en lui redonnant sa juste dimension. Il éclaire de façon souvent suggestive jusque dans leur unité les facettes d’une immense oeuvre polygraphique partagée entre le roman, la poésie, la pratique journalistique et toutes les formes du discours ; il n’hésite pas à affirmer des préférences qu’on peut ou non partager. Les ébauches d’analyse ne paraissent pas toujours à la mesure de la valeur affirmée – c’est le cas selon nous pour les trois derniers romans. Un tel décalage, tout relatif et difficilement évitable, peut inciter à retourner à l’essentiel : les textes.
Conduite par un homme d’une génération nouvelle qui ne fut pas, à la différence de ses deux prédécesseurs dans le genre – Pierre Daix et Pierre Juquin – un témoin direct, cette biographie rédigée avec tact et élégance est aussi, de la part d’un commentateur lui-même en proie à la « volonté de roman », une réflexion sur la littérature, attentive à la leçon d’Aragon, qui poussa toutes expériences, de vie et d’écriture, jusqu’au vertige, qui s’attacha continument au déchiffrement du réel, un réel irréductible à ses modélisations langagières encore nommées réalités.
Alain Trouvé