Séminaire Approches Interdisciplinaires et Internationales de la Lecture (A2IL6)
CRIMEL-CIRLEP
Université de Reims Champagne-Ardenne
Anne-Elisabeth Halpern – Audrey Louyer – Christine Chollier – Alain Trouvé
Projet 2021-2022
« De la personne au personnage : théâtres de la subjectivation et régimes de fiction ».
Après la session 2019-2021 (la fiction comme « agencement d’actions » et/ ou comme « agencement de signes et d’images ») : une nouvelle question…
C’est le spectre identitaire, de la personne au personnage, impliqué dans les actions, que l’on se propose à présent d’explorer, en régime littéraire, en tenant compte : 1/ des variations et combinaisons des registres fictionnels précédemment étudiées, 2/ du dédoublement de la construction identitaire, de l’écriture-lecture auctoriale à celle des lecteurs analysant leur propre rapport aux œuvres.
Dans les pas du philosophe Jacques Rancière, durant les deux dernières années, nous avons examiné l’hypothèse d’une acception différenciée de la notion de fiction en lien avec les pratiques romanesque et poétique d’écriture-lecture. La fiction comme « agencement d’actions » (sens 1) suspendrait la question de la vérité, préfigurant les théories modernes du roman comme jeu. Cette acception restreinte s’applique à toutes les fabrications d’histoires (également filmiques ou théâtrales) mais non au récit à prétention objective (document, autobiographie, etc.) en principe soumis à un contrat de vérité. La fiction comme « agencement de signes et d’images » (sens 2), en revanche, ne repose plus sur l’opposition entre fiction et non-fiction : elle s’applique à toute parole, en tant que pratique linguistique, conformément à la leçon donnée naguère par Mallarmé relisant Descartes, pour qui la fiction est le « procédé même de l’esprit humain ». Cette acception générale s’accorde à l’étymologie latine du mot fiction (figura : figure). La fiction ainsi comprise se retrouve à nouveau « sous la législation de la vérité » : il s’agit en ce sens de bien dire en figurant au mieux. Cette exigence fut illustrée à l’époque surréaliste par le procès intenté au roman au nom de la vérité
poétique. Cependant la figuration poétique intervient aussi dans les histoires inventées où elle se combine avec la fiction au sens fort et restreint. Elle touche encore à toutes les productions langagières, y compris à visée scientifique, car l’imagination joue un rôle dans leurs modélisations. Tout juste le caractère provisoire et instrumental de ces modélisations atténue-t-il le coefficient d’imaginaire qui joue de façon plus massive dans la fiction au sens restreint.
Ces deux acceptions de la fiction – forte et restreinte, faible et générale – correspondent à des pratiques de lecteurs dans des contextes sociohistorique donnés ; elles ne résultent pas d’essences textuelles, même si certains écrits paraissent mieux accordés que d’autres à l’idée de fiction dans tel ou tel sens. Distinguer ces deux régimes de sens permet de déjouer l’écueil de la réduction aujourd’hui dominante dans les sphères anglophone, hispanophone et francophone qui ont imposé, notamment sous l’influence du cinéma et des séries, l’acception restreinte de la fiction (fiction en anglais, ficción en espagnol) comme pôle alternatif d’une nébuleuse nommée « non-fiction ». L’acception large du mot présente notamment l’avantage de ne pas exclure la production poétique dépourvue d’argument narratif. Elle s’accorde avec l’attention portée aux langues ; c’est dans ce rapport partiellement hétérogène que se pensent, s’écrivent et se lisent aujourd’hui les fictions.
Cependant, cette double acception du mot fiction nous est apparue imprécise pour ce qui concerne le sens 1. L’« agencement d’actions » dont parle Rancière, cherchant après d’autres théoriciens une origine aristotélicienne de la notion de fiction identifiée au mot grec mimèsis, ne suffit pas pour comprendre comment s’effectue la discrimination entre le récit à visée objective (historique) et le roman comme histoire inventée, entre un emploi à dominante non-fictionnelle et un emploi à dominante fictionnelle. Il ne saurait en effet y avoir « action » sans sujet agissant, sans acteur, qu’on le nomme personne ou personnage, ni agencement narratif sans sujet racontant, qu’on le nomme auteur ou narrateur.
Le côté attesté ou fictif de l’agencement d’actions implique deux autres paramètres associés à celui d’acteur : ceux de moment et de lieu, circonstances de l’action. Il dépend aussi du lien entre ces paramètres et renvoie à un contexte d’énonciation-réception. C’est la concomitance reconnue d’un acteur réel (une personne), d’un lieu et d’un moment qui fondent la véracité d’un récit, ouvrant la voie à une différenciation entre récit fictif et récit non-fictif. Mais cette concomitance a besoin d’un lecteur, extérieur à l’histoire racontée, pour être établie et vérifiée. L’enquête est ici soumise à la diversité des textes et contextes.
[…]
Qu’il y ait déjà dans le processus de constitution de l’identité sociale une part de jeu de rôle et un fonds résiduel d’imaginaire, selon la métaphore antique du Theatrum mundi, ne permet pas de confondre toutes les formes de théâtralisation, littéraires et non littéraires. Pour s’en tenir aux expressions littéraires, le rapport de la personne aux personnages ne produit pas les mêmes effets, selon que la fiction littéraire correspond à un scénario développé, articulé à la narration (le roman), à la mise en scène et à la représentation (le théâtre) ou que la voix énonciatrice se démultiplie (poésie lyrique).
S’agissant du roman, Vincent Jouve a montré comment la continuité narrative (l’agencement d’actions) produit « l’effet-personnage » en le situant dans l’interférence de l’effet personne (le scénario comme illusion référentielle), de l’effet personnel (le scénario dans sa dimension narrative et herméneutique), et de l’effet prétexte (le scénario comme support de projections fantasmatiques). Pour le lecteur balançant entre adhésion à la fiction et distance réflexive, le croisement de ces différents rapports aux personnages est susceptible d’étayer un processus de subjectivation et un enrichissement de la construction identitaire. Dans ces formes dérivées de la lecture que sont le spectacle théâtral ou le visionnage d’un film, la personne se démultiplie avec l’apparition de sujets intermédiaires – l’acteur, le metteur en scène ou le réalisateur –, complexifiant le processus. Néanmoins la grande majorité des œuvres théâtrales ou cinématographiques proposent l’équivalent d’une fiction narrative, au sein de laquelle le personnage maintient voire accroît sa puissance d’adhésion immersive. Dans d’autres régimes d’écriture-lecture littéraire – l’autobiographie, l’essai ou la poésie, le récit à prétention véridique ou historique –, la personne conserve un ancrage référentiel qui amoindrit peut-être la dimension du personnage comme support fantasmatique. Une forme allégée et plus fugace du personnage s’y fait jour : la figure, qui ne constitue plus comme dans la fiction au sens général, une manière de dire en convoquant les moyens poétiques les plus appropriés, mais une manière de (se) représenter la personne. On sait depuis Maurice Couturier que l’auteur est à inclure dans cette fictionnalité élargie et amoindrie.
Si le « théâtre de la personne », entre raison sociale et projections imaginaires, est la formule appropriée pour penser le processus de construction identitaire, il semble qu’en régime littéraire (ou esthétique) on doive encore envisager des variantes de ce modèle afin de comprendre par exemple comment, selon les œuvres et le cadre pragmatique qui les constitue comme telles, ce qui était simple métaphore (le théâtre intérieur) devient réalité institutionnelle (le théâtre comme lieu public de la représentation), modifiant profondément les mécanismes intellectuels et affectifs de la lecture.
Les communications pourront porter sur un ou plusieurs des domaines évoqués en se montrant attentives à leur hétérogénéité relative.
Séances le jeudi, de 17 à 19h, en co-modalité (présentiel + distanciel). Sept séances en
2021-2022.