Appel à contribution, n° 58 de la revue Repères,
« Le tournant éthique en didactique de la littérature »
Coordination :
Brigitte Louichon (Université de Montpellier) et Marion Sauvaire (Université Laval, Qc)
Les programmes français pour les cycles 3 et 4 (BO spécial n° 11 du 26/11/2015) assignent à l’enseignement de la littérature et à la « culture littéraire et artistique » des « enjeux littéraires et de formation personnelle ». Dans le même temps, les programmes d’enseignement moral et civique confèrent aux oeuvres littéraires, aux récits et aux fictions la possibilité d’engager les élèves dans des activités susceptibles d’aider à « l’acquisition d’une culture morale et civique et d’un esprit critique qui ont pour finalité le développement des dispositions permettant aux élèves de devenir progressivement conscients de leurs responsabilités dans leur vie personnelle et sociale ». Ce numéro de Repères voudrait interroger cette évolution notable de la prescription institutionnelle relative aux enjeux de l’enseignement de la littérature à « l’école du socle ».
L’histoire de l’enseignement de la littérature est marquée par des évolutions relatives aux corpus, aux pratiques, mais, plus fondamentalement, aux usages éducatifs de la littérature, particulièrement en fonction des niveaux d’enseignement (Louichon, Bishop, Ronveaux, 2017). Il semble bien que les programmes relatifs à la littérature prennent actuellement eux aussi ce que l’on appelle dorénavant « le tournant éthique » (Michel, 2016).
De fait, dans le champ des études et de la théorie littéraires, la question des valeurs éthiques du texte et de ses usages se trouve (re)posée depuis quelque temps. Les travaux de Philippe Hamon (1984) ou, plus récemment, de Jouve (2001) interrogent l’éthos de l’oeuvre. Mais la question éthique concerne aussi les usages et les effets de l’oeuvre. Ainsi Paul Ricoeur définit la fiction comme un « laboratoire du jugement moral » (1990, p.167) et l’expérience esthétique s’avère indispensable à la disposition éthique du sujet. Cette approche de la littérature, impliquant le lecteur dans des conflits de valeurs et de normes et lui offrant un enseignement par expérience (imaginative), est aussi défendue par certains philosophes comme Martha Nussbaum dont les travaux trouvent actuellement un écho important en France. Dans des travaux déjà anciens, mais assez récemment traduits en France (2010), la littérature vient donner à la philosophie morale l’instrument d’une vision attentive aux circonstances et au détail des êtres et des objets singuliers. Plus récemment, la philosophe affirme la nécessité d’une éducation aux arts et par les arts, afin de former des citoyens capables de s’inscrire dans des « débats empathiques et raisonnables » (2011). Yves Citton milite lui aussi pour une pratique actualisante de l’interprétation — dont participe la lecture littéraire — nécessaire à l’exercice démocratique (2007), tandis qu’Hélène Merlin-Kajman plaide pour un « partage transitionnel de la littérature » (2016, p. 271).
Dans le domaine de la didactique de la littérature, les effets asséchants d’un formalisme oublieux du lecteur et du contexte ont été dénoncés depuis longtemps déjà. Les questionnements autour des enjeux et des usages de la littérature sont au coeur des problématiques du sujet lecteur (Rouxel et Langlade, 2004). La dimension subjective de la lecture et intersubjective de sa scolarisation rencontre bien la préoccupation éthique relativement aux usages cognitifs et éducatifs de la littérature, d’une part parce que les présupposés éthiques de même que les systèmes axiologiques des élèves peuvent être considérés comme des sources de leur activité lectorale et d’autre part parce que la mise en discussion de diverses lectures dans la classe produit des questionnements de nature éthique et morale. Ce questionnement n’est pas nouveau (Canvat & Legros, 2004), mais ce n’est sans doute pas un hasard que la question « littérature et valeurs », après avoir été posée par la philosophie morale et par la théorie littéraire, soit maintenant investiguée, à nouveaux frais et de manières diverses, par le monde de l’école. Citons ainsi le colloque de « Enseigner la littérature en questionnant les valeurs » qui se tiendra à Grenoble les 21 et 22 novembre 2017, Littératures et valeurs (2017), dernière livraison du Français aujourd’hui, une journée d’étude de l’AFEF « littérature et valeurs » …
Les propositions pourraient s’inscrire dans l’un des quatre axes de réflexion suivants :
Axe 1 : Les fondements épistémologiques et les enjeux assignés à l’enseignement de la littérature dans une visée éthique
– Peut-on vraiment parler de « tournant éthique » en didactique de la littérature ? L’usage moral de la littérature n’est-il pas de mise depuis au moins la fin du XIXe siècle ? En quoi l’enseignement de la littérature aujourd’hui se distingue-t-il ou se rapproche-t-il du modèle dit « perfectionniste » (Prairat, 2016) de l’école de la Troisième République ?
– Dans un contexte éducatif marqué par le pluralisme, dans ses dimensions épistémologiques, morales et culturelles (Rawls, 2006 ; Leroux, 2016 ; Fabre, Frelat-Kahn et Pachod, 2016), quels fondements théoriques convoquer pour assoir un enseignement de la littérature dans une visée éthique ?
– Le recours quasi unanime aux approches « délibératives » inspirées de l’éthique de la discussion d’Habermas est-il pertinent en didactique de la littérature ? Comment la littérature et son enseignement contribuent-ils à une « culture morale et civique » qui ne soit pas réductible aux capacités procédurales de l’individu rationnel ?
– Le rapprochement entre enseignement de la littérature et éducation éthique réside également dans la valorisation de l’expérience sensible, émotionnelle, affective du sujet (Nussbaum, 2011) qui est une des ressources de la lecture et de l’écriture littéraires. Comment s’articulent les ressources de la sensibilité et l’appropriation de valeurs et de normes par les élèves ?
Axe 2 : Les corpus littéraires
– A quelles conditions un texte ou une oeuvre peuvent-ils permettre la formation éthique des élèves ?
– Existe-t-il des genres particulièrement propices à cette démarche ? La fable ou le conte ont une dimension explicitement moraliste, la fiction narrative semble particulièrement intéressante, en ce qu’elle se situe à hauteur de sujet(s). Mais ne peut-on penser que l’expérience poétique peut avoir aussi des vertus formatives, en ce que, par exemple, elle dégage le langage de son usage commun ?
– L’entrée thématique des nouveaux programmes français est-elle la plus pertinente pour la sélection et l’organisation du corpus ?
– Le choix d’une oeuvre devrait-il reposer sur des valeurs à enseigner (le respect, l’égale dignité, etc.), mais alors, comment éviter le risque d’une substantialisation de ces valeurs, voire d’une hiérarchisation des morales particulières ?
– Ce choix devrait-il reposer sur les potentialités dialogiques offertes par les caractéristiques esthétiques des oeuvres, telles que la discordance des voix narratives et l’imputation de morales contradictoires aux personnages par les lecteurs (Langevin et Baroni, 2016). Dans ce cas, comment éviter le recouvrement des valeurs morales par les valeurs esthétiques ?
Axe 3 : Les objets à enseigner et les dispositifs didactiques dans les pratiques des enseignants et des formateurs
– Comment les enseignants comprennent-ils, envisagent-ils cette évolution des programmes ?
– Quels savoirs philosophiques, littéraires, linguistiques, quels corpus critiques pourraient nourrir la formation des enseignants ?
– Le tournant éthique en didactique ne relèverait-il pas plus d’une manière d’enseigner la littérature que de la littérature elle-même ? Et donc de quelle manière ?
– Que penser, par exemple, de la primauté accordée au dialogue sur les activités d’écriture ?
– Le modèle du débat délibératif, inspiré de l’éthique de la discussion (Habermas, 2013) semble actuellement dominant en éducation. Dans une visée éthique de l’enseignement de la littérature, quel genre de débat serait à privilégier (délibératif, argumentatif, interprétatif) ?
Axe 4 : L’analyse critique des prescriptions dans une perspective interdisciplinaire et/ou internationale
– Il s’agira d’interroger, dans une perspective interdisciplinaire, le « tournant éthique en littérature » et l’usage renouvelé de la littérature dans d’autres domaines, par exemple, celui de la philosophie pour enfants (Chirouter, 2008), ou celui de l’éducation éthique (Leuleu, 2014). La place, le statut et les enjeux associés à la littérature divergent-ils selon la discipline de référence ? Comment la réception de la littérature est-elle présentée, voire problématisée, dans les programmes de ces différentes disciplines ?
– À ce titre, une analyse des contributions à un usage éthique de la littérature dans divers programmes nationaux serait à mener. Par exemple, dans le Programme Éthique et culture Religieuse au Québec (MELS, 2008) comme dans le Programme Éducation morale et civique en France (MEN, 2015), la place dévolue à la littérature est essentiellement celle d’un réservoir de « cas particuliers » ou de « situations » permettant la discussion éthique au même titre que d’autres documents (historiques, juridiques, médiatiques), voire de situations de la vie scolaire, de ce fait la lecture et l’écriture littéraires sont peu problématisées.
– Plus largement, le regain d’intérêt pour l’éthique n’est-il pas lié aux écueils des politiques éducatives pour le « vivre-ensemble » ? Que penser, entre autres, de l’injonction à éduquer à la « diversité » comme une « valeur à célébrer » dans les prescriptions de l’UNESCO (2015) ? Les préoccupations éthiques des prescriptions mériteraient d’être plus clairement mises en perspective dans leurs contextes sociaux et institutionnels respectifs.
Bibliographie et modalités de candidature